AFRIQUE – SOUVENIRS

 

 

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Trente ans. Il y a trente ans déjà, j'étais atteint, touché, contaminé par l'Afrique. Un choc, un ébranlement profond. Une plongée dans un autre monde. Balayé, tout ce que je pouvais avoir lu ou pensé sur ce sujet. Seules vivaient pour moi des millions d'images réelles, de sensations vécues, enregistrées avec une insatiable avidité, et gravées profondément en moi, tout au long de ces dix mois passés en Haute-Volta (aujourd'hui Burkina Faso) et au Mali. Et la sensation, pourtant, d'avoir vu vivre une Afrique immémoriale, à peine touchée par l'Occident. Afrique de terre et de paille, vivant au ras du sol entre ses murs de banco ravinés par les pluies, chaque année recouverts de boue malaxée à la main, avec l'omniprésente poussière de latérite rougeâtre saupoudrant êtres et végétaux. Afrique des infinies plaines arides écrasées de soleil sous un ciel sans couleur, ou des hautes herbes exubérantes, qui cachent même l'éléphant. Et surtout, Afrique des hommes, des statues vivantes: corps immobiles ou en mouvement, toujours en harmonie avec le cadre. Corps sombres luisant dans l'eau du fleuve, vêtus par la lumière mauve du crépuscule. Gestes qui sont une danse naturelle, pour puiser l'eau, vanner ou piler le mil en cadence, lancer l'épervier sur l'eau, ou pousser la perche ruisselante au long de la pirogue de bois sombre. Gestes de piocheurs maniant la daba au rythme des tambours. Gestes des porteuses, les longs bras levés en anse harmonieuse pour assurer la charge sur la tête si droite.

Cette Afrique, je ne l'ai pas seulement regardée, je l'ai reçue, et, par delà les différences, par delà la lecture incertaine des signes qu'elle m'adressait, me reste le sentiment très fort d'avoir été très proche, sans qu'ils puissent le savoir, de tous ceux-là dont je surprenais l'existence. Existence si forte, et si menacée en même temps. Berger Bellah au bord de la piste perdue. Dans le total dénuement, l'inoubliable éclair blanc d'un sourire. Courage, fatalisme, force vitale, beauté plus forte que la misère.

Tenter de peindre tout cela, pouvait être un choix d'une vie entière. En cette période haletante, sans doute ai-je trop travaillé, trop accumulé d'études, peintures et dessins, sans prendre le temps d'intérioriser ce que je découvrais, et qui me sollicitait chaque jour. Le temps, précisément, me poussait, inexorablement.

Pendant les années qui suivirent ce voyage, les thèmes africains qui me hantaient ont beaucoup inspiré mon travail, et quelques grandes compositions en furent l'aboutissement. mais, le contact coupé, peu à peu, je n'ai plus "osé" peindre l'Afrique.

Il aura suffi de l'irruption dans mon atelier d'un directeur de galerie parisien amateur de peintures africaines, pour que se rallume l'étincelle sous la cendre. La remise au jour de ces toiles, de ces dessins et pastels si chargés de souvenirs m'a donné l'occasion de plonger à nouveau dans le bain, dans le marigot si l'on préfère. A mon insu, mille impressions anciennes sont remontées à la surface, et, sans effort conscient, j'ai renoué le fil interrompu de ce dialogue personnel avec l'Afrique noire.

Avec un lourd handicap: le temps passé, que quelques escales à Djibouti et Nairobi ne pouvaient compenser. Et un atout, quand même: trente ans de travail et toute la décantation souhaitée pour les images de ma mémoire. Ainsi sont nés des dessins, et des toiles aux couleurs du souvenir.

Bien sûr, pas plus ne me satisfont les images directes du jeune peintre contraint à improviser que les traductions de l'homme plus mûr mais dont la source d'émotion et d'inspiration est devenue lointaine. Et comment parvenir, par le trait et la couleur, outre les formes, à exprimer les climats, les odeurs, les bruits, les lumières, ce foisonnement de réalités vivantes et sensibles, inextricablement mêlées, et cette immense et lente pulsation de ce qui semble être le cœur de cette terre? Comment peindre la brousse, si riche et si indéfinissable? Comment peindre la foule africaine, ce grand être à mille corps, grouillant de couleur, de lumières jouant sur les méplats des visages et des torses, sur les boubous blancs ou colorés? Et les sons égrenés du balafon, et la musique étrange des voix mêlées et cet oiseau invisible dont le cri ressemble à un tintement d'enclume?

Rêver, se battre sans cesse avec ses propres limites, et malgré tout, peut-être, garder la nécessaire ardeur.

R. Laüt, janvier 1989.

 

 

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